la puissance de la plume de Mariama BA "Une Si Longue Lettre"
Roman Africain/Sénégal

Peu de femmes ont pris place parmi les grands noms de
la littérature africaine, alors qu'elles sont souvent au cœur du sujet des
ouvrages africains francophones. Mariama Bâ, romancière sénégalaise, a su
se démarquer et a joué un rôle précurseur dans cette littérature, ce qui lui a
permis d’obtenir une renommée internationale. Elle fut la première à mettre au
jour certaines réalités sociales propres à l’Afrique post-coloniale, plus
particulièrement au Sénégal, notamment la condition des femmes.
Pour comprendre les thématiques et les enjeux de son œuvre, il suffit d’avoir
un aperçu de ce que fut sa vie.
Mariama Bâ est née le 17 avril 1929 à Dakar. A la mort de sa mère, toute jeune
encore, Mariama est élevée et éduquée dans un milieu musulman traditionnel par
ses grands-parents maternels, d’origine noble. C’est surtout sa grand-mère qui
a une influence très forte sur elle, car cette dernière voue une grande
importance aux valeurs ancestrales et au rejet de l'influence française. Le
père de Mariama a une influence toute aussi importante sur sa fille puisqu’il
renie les valeurs traditionnelles, que ses opinions relèvent du libéralisme et
l’ont conduit à devenir maire de Dakar puis ministre de la santé. Contre
l’avis des grands-parents, il inscrit Mariama à l’Ecole Française puis à
l’Ecole Normale de Rufisque d'où elle sort hautement diplômée. Par la
suite, diplôme d’institutrice en main, Mariama Bâ devient boursière pour
poursuivre ses études au lycée Van Vollenhoven (actuel Lamine Guèye). En
1947–48, le décès de sa grand-mère maternelle et tutrice l'affecte
beaucoup. Elle enseigne cependant pendant douze ans puis travaille à
l’inspection régionale. De plus, elle se marie avec le militant Obèye
Diop puis ils divorcent et elle se remarie deux fois, ayant alors en tout neuf
enfants.
Elle devient militante associative pour les droits de la femme, luttant contre
la polygamie, les castes, et prônant des droits égaux pour les femmes. Elle
milite également pour l’éducation pour tous, s'appuyant par son expérience d’institutrice.
Elle devient membre de la Fédération des associations féminines du Sénégal puis
Secrétaire générale du Club soroptimiste de Dakar de 1979 à 1981, ce qui la
place au cœur des organisations de lutte pour la cause féministe.
Sûre de ses engagements littéraires et intellectuels pour les causes et thèses
féministes et pour le progrès social, Mariama Bâ puble son premier roman, Une
si longue lettre, qui reçoit le prix Noma en 1980 lors de la foire du livre de
Francfort. Cet ouvrage a un véritable retentissement dans le domaine de la
littérature africaine francophone mais aussi à l’échelle internationale
puisqu’il est traduit en 17 langues. Mariama Bâ décède en 1981 des suites d’un
cancer, soit uniquement 2 ans après la publication d’Une si longue lettre mais
aussi à la veille de la publication de son second et dernier roman, Le
chant écarlate, ce qui fait d'elle une figure de la littérature africaine
majeure mais au destin littéraire écourté.
Structure du roman, thématiques, personnages
Une si longue lettre met en scène des personnages féminins qui ont du mal
à se situer, et même plus largement à exister dans une société en perpétuelle
évolution, marquée par l’effondrement des valeurs traditionnelles. Une certaine
violence émane de ce récit où les institutions écrasent les individus sous le
poids de règles désuètes, entraînant alors la femme contre son gré dans un
mariage polygamique typiquement musulman. Une sorte de désespérance et de
violence pour ces femmes qui, par amour, se résignent à subir ces conditions.
Mariama Bâ présente et conteste (sans pour autant partir dans de grandes
théories) cet ordre établi, signe d’un malaise de la société contemporaine.
Ici, la femme africaine affirme sa singularité par la prise de parole et
l’écriture. En effet, par le biais du roman, elle dénonce les injustices faites
aux femmes dans la société africaine. Une (si) longue lettre de 165 pages, qui,
comme son titre l’indique, revêt la forme bien singulière d’un roman
épistolaire faisant le point sur la conditions des femmes africaines face à la
domination masculine, mais aussi, à ses sources, le traditionalisme. La
narratrice, Ramatoulaye, s’adresse du début à la fin du roman à sa meilleure
amie Aïssatou. La missive débute en ces mots :
« Aïssatou,
J'ai reçu ton mot. En guise de
réponse, j'ouvre ce cahier, point d'appui dans
mon désarroi : notre longue pratique m'a
enseigné que la confidence noie la
douleur. »
Le lecteur est donc d’avance baigné dans l’impuissance et la douleur de
Ramatoulaye et Aïssatou. Nous sommes témoins des destins croisés de ces femmes,
de leurs souvenirs communs, de leurs déceptions et douleurs. Aïssatou, la
destinataire de la lettre n’est connue que par les témoignages et le récit de
Ramatoulaye. Cette dernière a une cinquantaine d’année et a eu 12 enfants avec
Modou. Les deux amies ont toutes les deux connu l’expérience de la polygamie.
En tant qu’institutrice et mère de neuf enfants, Mariama Bâ évoque également la
question de l’éducation mais également celle de la dégradation des mœurs (« Le
modernisme ne peut donc être sans s’accompagner de la dégradation des mœurs ? «
). Aïssatou, son amie, représente d’ailleurs ce modèle de transformation, mais
aussi de liberté en ayant choisi de divorcer et de fuir aux Etats-Unis.
Résumé
Ramatoulaye, la narratrice vient de perdre son mari Modou dont elle était la
première épouse. Elle met alors à profit les 40 jours de deuil que lui impose
la tradition sénégalaise en écrivant une lettre à sa meilleure amie Aïssatou,
exilée aux Etats-Unis. Ramatoulaye revient sur sa vie, sur ses souffrances, ses
relations familiales et surtout sur ses souvenirs avec l’homme aimé, avant
l’arrivée d’une co-épouse. Dans cette lettre, elle expose à Aïssatou les
problèmes de société la concernant de près, c'est-à-dire la polygamie, les
castes, l’exploitation de la femme… Le problème de la polygamie est
arrivé dans le couple de Ramatoulaye et Modou en raison de la jeune Binetou qui
est l’amie de Daba, une de leurs filles… Binetou est donc devenue la co-épouse
de Ramatoulaye, mère de 12 enfants, abandonnée par son mari depuis des années…
Dans cette lettre, Ramatoulaye évoque sa douleur et sa colère auprès de son
amie. Mais elle présente également les raisons de ce remariage qui permettent à
Binetou d’échapper à sa condition, de vivre dans une villa, de toucher une
rente mensuelle,sur les bases d’un certain arrangement. Ramatoulaye évoque ses
réactions et sentiments face à l’annonce de l'arrivée de cette deuxième épouse
:
« Ainsi, pour changer de « saveur », les hommes trompent leurs épouses.
J’étais offusquée. Il me demandait compréhension. Mais comprendre quoi ?
La suprématie de l’instinct ? Le droit à la trahison ? La justification du
désir de changement ? Je ne pouvais être l’alliée des instincts polygamiques.
Alors comprendre quoi ? … […] J’avais entendu trop de détresses, pour ne pas
comprendre la mienne. Ton cas, Aïssatou, le cas de bien d’autres femmes,
méprisées, reléguées ou échangées comme d’un boubou usé ou démodé. »
Ramatoulaye évoque aussi sa reconstruction, dans la douleur, face à un mari
l’ayant abandonnée à ses 12 enfants, avec les problèmes moraux et économiques
que cela engendre :
« Je faisais face vaillamment. J’accomplissais mes tâches ; elles meublaient de
temps en temps et canalisaient mes pensées. Mais le soir, ma solitude
émergeait, pesante. On ne défait pas aisément les liens ténus qui ligaturent
deux êtres, le long d’un parcours jalonné d’épreuves. […] Attendre ! Mais
attendre quoi ! Je n’étais pas divorcée… J’étais abandonnée, une feuille qui
voltige mais qu’aucune main n’ose ramasser. »
Ramatoulaye n’est pas seule, car elle et Aïssatou ont des destins croisés, et
ont toutes les deux le même parcours, puisqu’elles ont été formées à l’école
française et sont institutrices. Elles sont toutes les deux confrontées au même
problème, comme tant de femmes africaines, l’intrusion d’une co-épouse dans
leur couple. Le choix est crucial et le même vécu des deux femmes nous permet
de comparer leurs réactions et choix de vie. Aïssatou opte pour le divorce et
s’exile à l’étranger où elle peut accomplir ses projets sans que le fait d’être
une femme soit un obstacle. Ramatoulaye choisit la résignation, aboutissement
d’une longue réflexion et d’un amour difficile à abandonner. Même si Ramatoulaye
fait l’apologie de l’émancipation des femmes, de l’éducation, du progrès, il en
reste que sa colère intérieure et son militantisme la gardent prisonnière de
son amour et de son attachement à son mari.
Ici, la femme instruite et lettrée, Aïssatou, refuse le rôle secondaire de
femme qui lui est attribué par son mari et qui lui est traditionnellement
dévolu. Ramatoulaye, elle, accuse durement le coup dans cette lettre et livre
un poignant témoignage de douleur, victime de sa condition de femme africaine
en terre musulmane.
Ce thème de la femme soumise et dévolue à l’homme, ici refusé par Ramatoulaye
est mis en exergue par une deuxième génération de femme, sa fille, Aïssatou
(homonyme de sa meilleure amie). Cette dernière représente une génération nouvelle
de femmes tentant d’affirmer leur individualité dans la société, puisque, toute
jeune et encore scolarisée, elle est d’ores et déjà enceinte et choisit
d’assumer cette grossesse avec le père, un jeune étudiant, Ibrahima Sall.
La narratrice, Ramatoulaye, nous livre ses confessions avec une certaine
nostalgie teintée d’un chant d’amour envers ce mari qui l’a abandonnée, mais
également avec le sentiment fataliste de ne pouvoir changer les choses,
notamment en ce qui concerne sa fille. Mais Ramatoulaye reste un modèle de
dignité ; une femme qui essaie d’exister et de lutter dans un monde écartelé
entre tradition et modernité.
Regard de Mariama Bâ et enjeux
A la sortie de son roman, Mariama Bâ a affirmé lors d’un entretien avec son
amie écrivain Aminata Maïga Ka qu'elle n'avait « ni la bonté, ni la grandeur
d’âme de Ramatoulaye ». Il est donc difficile de mesurer la dimension
autobiographique de son œuvre. Nous pouvons tout de même nous avancer en
pensant qu’une partie de son expérience de femme et d’épouse a été transposée
ici par le biais du personnage de Ramatoulaye qui est par certains traits une
sorte de double biographique. Biographique ou non, ce dont nous sommes
certains, c’est que Mariama Bâ a choisi la forme épistolaire pour présenter sa
vision de la femme africaine dans la société, en lien avec son militantisme
actif. Ici, Mariama Bâ ne cherche pas à juger, mais bien à présenter les
événements dans toute leur complexité, la société africaine dans toutes ses
injustices et impasses du fait des traditions. Fataliste (car le mal est déjà
fait pour Ramatoulaye), Mariama Bâ nous livre néanmoins un témoignage plein
d’espoir, à une époque où la liberté d’expression n’était pas le maître mot,
surtout pour la femme … Les dernières lignes de sa si longue lettre
expriment son espoir : « Mon coeur est en fête chaque fois qu’une femme
sort de l’ombre. Je sais mouvant le terrain des acquis, difficile la survie des
conquêtes ».
Mariama Bâ a donc été une figure féminine importante, bien au-delà de la simple
représentation des femmes et de leur place dans la société africaine.
Elle fut une femme écrivain engagée et affirmant les droits de la femme, qui ne
doit plus être passive face à l’homme, décidée à combattre l’hégémonie
masculine. D’ailleurs, avant la lecture du roman, la dédicace donne le ton :
«
A toutes les femmes et aux hommes de bonne volonté »…
Il est donc certain que Mariama Ba ne se bat pas pour ou contre les hommes,
mais simplement pour l’épanouissement des femmes qui ont trop longtemps
souffert et qui souffrent encore de l’amputation de leurs libertés…
LES PERSONNAGES
LES PERSONNAGES PRINCIPAUX
Ramatoulaye Fall-la narratrice; elle a une cinquantaine d'années et douze enfants; éduquée, professeur; première épouse de Modou Fall et habite la villa Falène.
Aïssatou Bâ-la meilleure amie de Ramatoulaye et la destinataire des lettres; d'une famille ouvrière; copine de Ramatoulaye à l'école; première formation de professeur; épouse de Mawdo Bâ et mère de quatre fils; après son divorce de Mawdo, elle est devenue interprète et est allée aux États-Unis avec ses fils.
Modou Fall-deux bacs; licencié en droit (en France); avocat des syndicats puis fonctionnaire important au gouvernement; meilleur ami de Mawdo Bâ; marié à Ramatoulaye et puis à Binetou; mort d'une crise cardiaque au commencement de la correspondance.
Mawdo Bâ-médecin; meilleur ami de Modou Fall et a étudié avec Samba Diack; marié et divorcé d'Aïssatou; marié à la petite Nabou
LES FAMILLES
Binetou-copine de Daba; d'une famille pauvre ou ndol; deuxième épouse de Modou Fall; habite la villa SICAP avec sa mère
Dame belle-mère-la mère de Binetou; a fait le Hadj avec son mari grâce à son beau-frère Modou
Tante Nabou (Seynabou Diouf)-du sang royal du village de Diakho; la mère de Mawdo; veuve
La petite Nabou-la fille de Farba Diouf; élevée et éduquée par de Tante Nabou; deuxième femme de Mawdo
Daouda Dieng-avocat et Député à l'Assemblée Nationale; a demandé la main de Ramatoulaye; le préféré de la mère de Ramatoulaye;
Tamsir Fall-le frère aînée de Modou
Farba Diouf-le petit frère de Tante Nabou; habite à Diakho
la mère de Ramatoulaye-trouve que Modou est trop beau, trop poli, trop parfait; préfère que Ramatoulaye choisisse Daouda Dieng
le père de Ramatoulaye-n'approuve pas au mariage de sa fille à cause de sa femme
la mère de Modou-profite de la réussite de son fils; arrive toujours à la villa Falène avec un entourage d'amis et reçoit de l'argent de son fils
le père de Modou-arrive à la villa Falène sans s'asseoir
les quatre fils d'Aïssatou
le père d'Aïssatou-bijoutier; respecté par Mawdo Bâ
Une si longue lettre Page 7
LES ENFANTS DE RAMATOULAYE
Daba Fall-la fille aînée de Ramatoulaye; mariée à Abou; s'occupe de l'affaire de la villa SICAP et du professeur de Mawdo (Fall)
Aïssatou Fall-fille de Ramatoulaye; devenue enceinte, elle se marie avec Ibrahima Sall
Mawdo Fall-fils de Ramatoulaye; toujours premier dans sa classe mais déplacé par Jean-Claude pendant sa dispute avec son professeur de philosophie le «trio»: Arame Fall, Yacine Fall et Dieynaba Fall-les trois filles qui ressemblent le plus à Ramatoulaye; elles mettent Ramatoulaye à l'épreuve
Alioune Fall-fils de Ramatoulaye; renversé par un conducteur de cyclomoteur
Malick Fall-fils de Ramatoulaye; renversé par un conducteur de cyclomoteur
les jumelles
Ousmane Fall-le fils cadet de Ramatoulaye; est présent pendant les visites de Daouda Dieng et apporte la dernière lettre d'Aïssatou
LES BEAUX-FILS DE RAMATOULAYE
Abou-le mari de Daba; s'occupe de l'affaire SICAP; un mari moderne-il sait faire la cuisine et ne pense pas que sa femme soit esclave à lui
Ibrahima Sall-le père de l'enfant d'Aïssatou (Fall); étudiant en droit à l'université
LES AUTRES
l'Iman-le leader musulman; a annoncé le mariage entre Modou et Binetou
Farmata-la griotte; voisine de Ramatoulaye
la femme blanche (le professeur)-une grande influence dans l'éducation de Ramatoulaye et d'Aïssatou
le professeur de philosophie-professeur de Mawdo Fall; très sévère et paraît ne pas supporter qu'un noir soit premier dans sa classe
Jean-Claude-le rival de Mawdo (Fall); un étudiant blanc
Jacqueline Diack-femme de Samba Diack; ivoirienne et protestante qui essaie de se sénégaliser; souffre d'une dépression nerveuse
Samba Diack-médecin et contemporain de Mawdo Bâ; marié à Jacqueline
le chef du Service de Neurologie-a guéri Jacqueline à l'hôpital de Fann
Mariama BÂ
Une si longue lettre
Le serpent à plumes
Collection Motifs N°137
Première édition : 1979
Deuxième édition : 2001